Joyeux Noël (ou « les joies du réveillon en famille »)
par Ploum le 2005-12-24
La fin décembre correspond traditionnellement à la période dites des « festivités ». Ô joie, Ô fête, nous voilà obligés de parcourir des centres commerciaux surpeuplés, surchauffés, à la recherche des indispensables théières en forme de sapin ou ronds de serviette dorés qui serviront de cadeaux lors du terrible et tristement célèbre « repas de Noël en famille », le tout bercé par une ambiance musicale de clochettes reprenant « Jingle Bells » sur toutes les variations possibles.
Cette année, l’horreur est à son paroxysme car c’est chez mes parents que se tiendra l’ignoble orgie. Et tous mes efforts, toutes mes excuses, toutes mes obligations urgentes ont été vaines face au regard que m’a lancé ma mère. La date fatidique se rapproche, je n’en dors plus…
Parlons-en de la famille. Le tonton rigolo habite maintenant à Ouagadougou, les trois cousins un peu plus jeunes sont actuellement en Thaïlande avec leurs parents, la cousine de mon âge avec qui je m’entends bien étudie au Canada et mon frère est en mission humanitaire au Pérou. Bilan ? Il ne reste que les vieilles. Autant le dire franchement : un repas de Noël en famille ferait passer n’importe quel service de gériatrie pour un mouvement de jeunesse.
Enfin, les voilà qui arrivent. D’abord Bonne-Maman, qui est venue avec Henriette la copine de Bridge, Mémé, qui est centenaire et la mère de Bonne-Maman (mon arrière grand-mère quoi). N’oublions pas la grande tante qui vient du fin fond de la province, la cousine éloignée qui est bonne-soeur et Taty, la marraine de mon oncle Alfred. Pour certaines, c’est la première fois que je les rencontre mais toutes sont unanimes pour dire que j’ai terriblement grandi et pour me demander, avec un clin d’oeil complice, quand vais-je enfin arrêter, il est déjà plus grand que son père ce petit.
Ma mère et moi arrivons finalement à les empiler toutes dans les profonds fauteuils du salon. Les toasts recouverts de cet infâme faux caviar rouge et noir circulent, les conversations vont bon train. Une question sur deux concerne les résultats scolaire du « petit ». Comme je me vois mal leur expliquer que je suis pour le moment en train de rédiger mon mémoire sur un système intelligent de décongestion du protocole TCP par modèle de Markov caché, je me contente de faire mon plus beau sourire et répondre « oui » à chaque fois qu’on m’adresse la parole.
Arrive finalement l’ignoble et redoutée distribution des cadeaux. Malgré mes 24 ans, je reste le « petit » et le plus jeune de l’assemblée, juste avant mon père et ma mère. C’est à moi qu’échoit donc le triste privilège de la distribution de cadeaux, affublé d’un miteux chapeau de père Noël bon marché. Ce chapeau, comble du mauvais goût, est la preuve suprême qu’il est impossible de faire une distribution de cadeaux sans avoir l’air parfaitement ridicule.
– C’est pour qui la plante séchée dans son pot ?
– Et pour Henriette, un ballotin de pralines, comme c’est original !
– Tenez Mamy, un petit ange en macaroni acheté au marché de noël du village.
À chaque étape, j’ai droit au bisou mouillé pendant que mon père, planqué derrière son appareil photo numérique, mitraille la scène. Tandis que les fossiles se débattent dans les emballages déchirés, j’ouvre les cadeaux que j’ai reçus, heureux veinard que je suis : trois tablettes de chocolat, un agenda en plastique véritable imitation skaï marron et un livre « Toujours prêt ! Le guide du parfait petit scout », édition 1935.
– Ta grand mère m’a dit que tu étais scout, alors j’ai pensé que ça te ferait plaisir. Il appartenait à mon défunt mari qui était, comme toi, fanatique du scoutisme.
– Merci Henriette, cela me fait en effet très plaisir. Et puis, ça ne vieillit pas ces choses là, c’est toujours utile pour allumer un feu même si je ne suis plus scout.
Silence dans l’assemblée.
– Enfin, bredouille-je, c’est pratique, ils expliquent ici comment allumer un feu…
Je ne sais pas si j’ai convaincu. Il n’y a rien de pire que le regard glacial d’une petite vieille si ce n’est les regards d’une assemblée de petites vieilles.
Mais ne soyons pas inutilement négatif, l’avantage des vieilles à Noël est sans aucun doute les étrennes. De ce côté-là, je suis un peu renfloué même si je dois subir les insinuations de ma mère qui me regarde à chaque fois en disant : Et bien, je vois qu’on ne s’ennuie pas !
C’est à présent l’heure de passer à table. Avec cette chaleur et la quantité de chips que je me suis enfilés, l’idée même de manger me semble soudain insupportable. Bonne-maman m’attrape le bras :
– Alors mon grand, on vient à côté de sa bonne-maman pour le repas ?
– Bien sûr bonne-maman, fais-je avec mon plus beau sourire.
– Et puis on aura un peu l’occasion de discuter, ça fait tellement longtemps. Tu devrais passer voir ta bonne-maman plus souvent !
Ma mère intervient alors :
– Maman, si tu veux te mettre à coté de lui, tu te mets là. Lui il prend la place avec le tabouret.
Vous vous en doutez, il y a une chaise trop peu à table. Je suis donc collé sur l’affreux tabouret métallique à la place la plus inconfortable, dans le coin et avec le pied de la table qui bloquera toute velléité future d’étendre les jambes voire même de trouver une position vaguement supportable.
Tout au long du repas, ma mère se fait complimenter même si elle explique à tout bout de champ que cette année elle a pris un traiteur car son boulot ne lui permettait pas de tout préparer. De mon côté, je me sens sur le point d’éclater. Il faut avouer que chacune des vieilles me regarde avec apitoiement en disant :
– Tu n’en reprends plus ? Mais tu n’as rien mangé !
– Mais il faut qu’il mange ce fort jeune homme !
Ma mère essaie en vain de venir à mon secours en disant que je grossis un peu trop ces derniers temps.
– Mais laisse le vivre un peu ! C’est la fête aujourd’hui.
Le ton de bonne-maman est sans équivoque possible et une nouvelle tranche de dinde en sauce atterrit dans mon assiette.
Je vois soudain Taty faire glisser ses tranches de dinde dans une serviette avant d’emballer le tout précautionneusement dans son sac à main. Devant mon regard étonné, elle répond avec assurance :
– C’est pour mes chats. C’est Noël pour eux aussi.
Et Henriette de surenchérir :
– Moi aussi j’ai trois chats. Mais ils restent dehors, je les nourris sur la terrasse. À l’intérieur, ils font des crasses.
C’est à ce moment-là que Mémé, qui n’a presque pas bougé de la soirée, émet un gargouillement bizarre. Tout le monde se retourne.
– Ça va mémé ? demande ma mère, en poussant un peu la voix (mémé est un peu sourde).
Un borborygme râpeux lui répond.
– Elle a avalé de travers, dit bonne-maman.
Effectivement, mémé commence à virer au mauve et au bleu. C’est d’un charme certain avec les guirlandes et le sapin en arrière-plan. Mon père se lève et lui tape dans le dos. Le borborygme reprend un peu plus fort et un filet de bave mêlé de sauce se répand sur le chemisier blanc de mémé.
– Vous voulez un verre d’eau mémé ?
On lui tend un verre d’eau, mémé respire un peu. Tout le monde se tait. Mémé dit alors d’une voix faible :
– Je suis désolée. Un petit malaise. Ça va mieux maintenant. Ne faites pas attention à moi.
On entend plus que le bruit de ma fourchette dans l’assiette. Faut bien que je finisse de manger non ? L’ambiance est à son paroxysme, c’est la fête.
Pour me faire plaisir, ma mère a choisi comme dessert, à la place de la bûche de Noël, de la mousse au chocolat « Spéciale Noël ». Je l’ai entraperçue dans le frigo et, malgré tout ce que j’ai enduré aujourd’hui, la gourmandise prend le dessus. J’en salive d’impatience. Je mérite bien ce petit plaisir, vous ne trouvez pas ? Ma mère commence la distribution. Les vieilles regardent leur portion avec de grands yeux en disant :
– Mais je ne mangerai pas tout ça !
Puis, avec un regard complice vers moi :
– Je donnerai le restant au petit…
Et, pour une fois, mon sourire est parfaitement sincère. Je plonge ma cuillère dans l’onctueuse mousse au chocolat et la ramène à mes lèvres. Je me fige…
Enfer et damnation !
La mousse est une mousse au chocolat à l’orange mentholée avec un soupçon de Kier. Je repose tristement la cuillère en méditant sur le sens de mousse « Spéciale Noël » tout en imaginant les avanies que j’infligerais au traiteur si celui-ci venait à tomber entre mes mains, outrages qui feraient frémir un geôlier irakien.
Mon corps se rappelle soudain à moi. Chacun de mes muscles semble douloureux et spécialement le fessier. Je regarde ma montre : 17h ! Dire qu’il n’était pas encore 13h quand je me suis assis et que je n’ai plus bougé depuis ce moment là. Ma respiration devient difficile, je me sens oppressé. Heureusement, le rallye des ancêtres se dirige à présent vers la sortie tout en babillant :
– On s’est bien amusé. C’est quand même gai de faire la fête en famille, il faudrait faire ça plus souvent.
– Oui, oui, bien sûr bonne-maman, au revoir bonne-maman, à la prochaine bonne-maman, dis-je en claquant la portière de la voiture de mon père qui les ramène chez elles.
Je fais un bref signe de la main et prend une profonde inspiration en rentrant dans la maison. Mon regard embrasse le champ de bataille, la vaisselle, les bouteilles vides, les restes d’emballages et les chips écrasés dans la moquette. Du fond de la cuisine, j’entends alors la voix de ma mère :
– Bon, fini de rigoler. N’oublie pas que les assiettes en porcelaine et les verres en cristal ne vont pas au lave-vaisselle !
Sur le linteau de la cheminée, un père Noël électrique lance soudain un tonitruant :
– Hohoho ! Joyeux Noël !
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