La moitié du monde qui vit dans la peur
par Ploum le 2016-04-14
J’aime me balader seul la nuit dans les rues désertes. Couper par un bois obscur. Respirer l’air de la nuit. Je me sens bien.
Peur ?
Je ne connais pas vraiment la peur. J’ai confiance dans mes capacités de défense. J’ai confiance dans ma pointe de vitesse. J’ai surtout confiance dans le fait que m’agresser est un acte très grave, complètement condamné par la société. Les agresseurs sont donc relativement peu nombreux et doivent être vraiment acculés. De plus, une agression éventuelle aurait très peu de chance de laisser des séquelles durables. Même si c’était le cas, je sais que j’aurais le support de l’ensemble de la société, que mon agresseur serait unanimement condamné.
Je suis donc en confiance, j’ai la chance de vivre dans un endroit sûr.
Parce que je suis un homme.
Si je me transforme en femme, le monde est immédiatement différent. Physiquement, j’ai moins de chance d’être plus forte ou plus rapide qu’un éventuel agresseur. Je suis obligée de considérer chaque homme comme un agresseur potentiel. Les regards, les remarques, même les plus gentilles, me rappellent à chaque instant que je suis avant tout une proie sexuelle dans le regard des mâles.
Que ce soit dans un contexte professionnel, intellectuel ou de détente, les premières remarques concerneront toujours mon physique et, implicitement, ma baisabilité. Et si l’on sort des considérations sexuelles, ce sera essentiellement pour parler de mon rôle potentiel d’épouse et de mère.
Des agresseurs potentiels n’ont pas besoin d’être acculés, désespérés pour passer à l’acte avec moi : il suffit qu’ils aient des pulsions sexuelles un peu trop vives.
De plus, je sais que la société les condamne très peu. Si je suis victime d’un viol, les policiers commenceront par me culpabiliser en me demandant pourquoi je me suis promené à tel endroit dans telle tenue. Pourquoi j’étais seule. Victime d’un viol, je suis en partie coupable. Et, pour toujours, impure et détruite à vie au regard des hommes, même les plus bienveillants.
Dans le meilleur des cas, mon agresseur sera puni comme s’il m’avait donné quelques coups. Si on le retrouve.
Je ne suis donc pas en confiance, je vis dans la peur. Que ce soit dans la rue, dans un événement professionnel, une soirée, un concert. Sans aucune gêne, les hommes à faible distance parlent de mon décolleté, des positions sexuelles qu’ils vont essayer avec moi ou une autre, du fait que je suis baisable ou non. Ils ne se cachent même pas, ils n’imaginent pas que je les entends. Ils sont même persuadés d’être gentils et attentionnés en soulignant mes qualités physiques. Et je suis forcée de me sentir flattée de peur d’être perçue comme prude, d’être exclue de leurs cercles et, dans le cas professionnel, de voir se volatiliser les opportunités de carrière.
Une immense majorité d’hommes et de femmes me critiquent, ouvertement ou sans s’en rendre compte car je tente de m’octroyer les mêmes libertés de parole et d’action que les hommes. Ils me trouvent bizarre, dérangeante, choquante. Pour les femmes, je ne suis pas assez féminine, sensible. Un simple gros mot ou une allusion sexuelle prend dans ma bouche une ampleur insoupçonnée. Je n’ai pas le droit de les dire, seulement d’en rire quand elles proviennent d’un homme.
Me plaindre est hors de question : mon audience me soulignera immédiatement la chance que j’ai de vivre dans un pays où les femmes ont déjà tellement de droits, que j’exagère, qu’en Arabie Saoudite, c’est bien pire mais qu’au moins les hommes ont la paix là bas (rires gras). Mais ces droits dont je jouis sont si fragiles… Chaque jour, nous devons lutter pour les faire exister, les matérialiser et la lutte est d’autant plus difficile que la plupart sont persuadés que le combat est terminé, que l’égalité est acquise.
Pire, certains hommes vont jusqu’à se sentir opprimés du fait que je tente de jouir des mêmes droits qu’eux. Il est vrai qu’après des millénaires de privilèges, le retour à l’égalité doit ressembler à de l’oppression.
Aujourd’hui, j’ai peur d’être ce que je suis, j’ai peur de perdre les droits pour lesquels les femmes se sont battues et, malgré tout, je dois cacher cette peur, être belle et forte pour avancer.
Enfin, heureusement, je ne connais pas cette peur. Car je suis un homme.
Mais, souvent, la honte m’étreint à l’idée de vivre dans un monde soi-disant libre où plus de la moitié de la population est forcée de vivre dans la peur de l’autre moitié.
Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !
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